Tribune de Jean-Baptiste Piacentino.
La souveraineté numérique s’est imposée dans le débat public comme une réponse simple à une question complexe : comment garder le contrôle sur nos systèmes numériques dans un monde globalisé et changeant. Le concept peut sembler évident, presque rassurant. Mais derrière le mot « souveraineté » se cache souvent une vision rigide, déconnectée des réalités techniques et économiques.
Dès lors, pour les entreprises, parler de souveraineté peut prêter à confusion, car leurs priorités diffèrent de celles d’un État. L’enjeu n’est pas de revendiquer une indépendance nationaliste, mais d’assurer une Autonomie Numérique Stratégique : la capacité à choisir ses technologies, protéger ses données et maîtriser ses dépendances tout en restant connecté au marché mondial.
Pourquoi la souveraineté numérique est une impasse
Dans les faits, aucun système numérique n’échappe aux interdépendances mondiales. Les matériels, les logiciels, les services cloud et les outils d’intelligence artificielle s’inscrivent dans des chaînes de production internationales. Même les infrastructures dites souveraines reposent sur des composants matériels et logiciels conçus ailleurs.
Par ailleurs, certaines législations, comme le Cloud Act, montrent que la localisation des données ne suffit pas à garantir leur contrôle. Le cadre juridique peut traverser les frontières aussi facilement que les flux numériques.
Sur le plan opérationnel, construire une souveraineté numérique absolue implique des investissements considérables, des compétences rares et une complexité difficile à gérer. Cette voie est hors de portée, même pour les plus grandes entreprises. Pire, elle peut conduire à un isolement technologique, à rebours de la flexibilité dont les organisations ont besoin pour évoluer.
Si l’État doit se préoccuper de souveraineté numérique au sens large — notamment pour protéger les infrastructures critiques, les données sensibles ou la sécurité nationale — l’entreprise, elle, a surtout besoin de maîtriser ses choix technologiques, de sécuriser ses données et de préserver sa compétitivité. Ces deux approches se complètent, mais ne se confondent pas : la politique publique souveraine peut créer un environnement plus protecteur, tandis que l’entreprise veille à son autonomie pour répondre à ses propres enjeux de marché.
L’Autonomie Numérique Stratégique : une approche pragmatique et lucide
L’Autonomie Numérique Stratégique repose sur un principe simple : il ne s’agit pas de tout contrôler, mais de rester capable de décider. Ce qui compte, ce n’est pas de supprimer les dépendances, mais de les comprendre, de les réduire et de les gérer intelligemment. L’Autonomie Numérique Stratégique donne aux entreprises les moyens d’agir, de s’adapter, de sécuriser leurs actifs critiques, tout en restant ouvertes aux écosystèmes d’innovation.
Elle s’appuie sur quelques leviers essentiels :
1. Faire des choix technologiques éclairés.
Il ne s’agit pas seulement de sélectionner des outils performants, mais de comprendre les implications à long terme des technologies que l’on intègre à son système d’information. Cela inclut de poser un regard critique sur les roadmaps des éditeurs, la maturité des solutions, leur capacité d’évolution, mais aussi leur compatibilité avec ses propres objectifs stratégiques.
2. S’assurer de la portabilité des données, de l’interopérabilité, de la réversibilité des systèmes et de l’adoption de standards ouverts.
Une architecture numérique autonome doit permettre de déplacer ses données d’un fournisseur à un autre, de faire dialoguer des outils hétérogènes et de sortir d’un environnement sans rupture opérationnelle. Cette souplesse structurelle protège l’organisation contre le verrouillage technologique (lock-in), réduit les coûts de transition et facilite l’adaptation aux évolutions du marché. L’adoption de standards ouverts est un élément clé de cette démarche : ils assurent une meilleure compatibilité entre les systèmes, favorisent l’évolutivité et réduisent les risques de dépendance.
3. Maîtriser la relation avec les fournisseurs.
L’Autonomie Numérique Stratégique implique de gérer la relation fournisseur avec discernement : éviter les situations de dépendance excessive, diversifier les sources critiques et contractualiser intelligemment les engagements (clauses de réversibilité, garanties d’accès aux données, conditions de sortie, etc.). Dans certains cas, cela peut amener à renoncer à la toute dernière innovation lorsqu’elle s’accompagne de conditions défavorables menaçant l’autonomie.
4. Recourir à des environnements sécurisés.
Le recours aux environnements sécurisés permet de garantir un niveau de protection adapté aux enjeux des données traitées. Cette exigence peut se traduire de manière graduée, depuis des mesures de sécurité de base jusqu’à des dispositifs cloud certifiés, comme ceux répondant au référentiel SecNumCloud. Ces environnements offrent non seulement des garanties techniques, mais aussi une gouvernance maîtrisée, essentielle à toute démarche d’autonomie stratégique numérique.
Le rôle clé du logiciel libre dans l’Autonomie Numérique Stratégique
Dans cette démarche, le logiciel libre joue un rôle structurant. Il permet de disposer de briques technologiques auditables, modifiables et pérennes. Il offre aux entreprises la possibilité d’utiliser des outils robustes sans s’enfermer dans un modèle propriétaire. En donnant accès au code source, il garantit une transparence qu’aucune solution propriétaire ne peut offrir. Le logiciel libre facilite aussi la coopération tout en préservant l’indépendance. Il s’impose ainsi comme un atout central pour construire une Autonomie Numérique Stratégique efficace et durable.
L’Autonomie Numérique Stratégique dépasse les cadres nationaux ou fédéraux
L’Autonomie Numérique Stratégique ne repose pas sur une logique nationaliste. Elle ne dépend pas de la localisation des technologies ni de la nationalité de ceux qui les développent. Ce qui compte, c’est la capacité à comprendre, maîtriser et, si nécessaire, reprendre la main sur les composants critiques. Il est évidemment plus simple d’exercer ce contrôle lorsque les technologies sont développées localement ou qu’elles relèvent d’un cadre juridique cohérent avec la gouvernance de l’entreprise (ce qui favorise, par exemple, l’adoption de solutions européennes). Mais ce n’est pas indispensable. L’exemple du logiciel libre le montre bien : une solution peut être développée partout dans le monde, tout en restant pleinement maîtrisable localement.
L’interdépendance n’est pas une faiblesse : c’est un levier stratégique
Le numérique est un espace d’interconnexions. Chercher à s’en isoler serait contre-nature et donc contre-productif. Ce qui compte, c’est de savoir tirer parti des liens sans les subir. L’Autonomie Numérique Stratégique permet justement de transformer les dépendances en leviers : maîtriser la portabilité des données, exiger la réversibilité dans les contrats, diversifier les fournisseurs… Au lieu de subir les contraintes imposées par chaque technologie ou prestataire, on impose ses propres conditions et on se donne la capacité de changer de cap, si nécessaire. Ainsi, l’organisation bénéficie des innovations sans perdre son autonomie.
Toutefois, cette approche suppose l’existence de réelles alternatives, afin que le choix d’un fournisseur ou d’une technologie ne s’effectue pas par défaut. Pour que ces alternatives émergent, il est indispensable de disposer d’un environnement d’innovation et de développement propice, qui encourage la création de solutions concurrentes et la mise en place de standards ouverts. Cette logique inclut également la bataille contre les monopoles, qui limitent la diversité des offres et renforcent la dépendance. Elle relève d’une politique industrielle proactive visant à soutenir la recherche, le développement et la mise sur le marché de technologies de confiance.
Dans cette perspective, l’interdépendance n’est plus un obstacle, mais une composante normale d’un environnement complexe. La différence se joue dans la capacité à l’anticiper et à la gouverner.
Repenser les priorités : sortir du mythe pour entrer dans l’action
Plutôt que de viser une souveraineté totale et théorique, les entreprises gagneraient à renforcer leur autonomie de façon ciblée et concrète. Cela signifie concentrer les efforts là où le retour sur maîtrise est le plus fort : sur les données critiques, sur les compétences internes, sur des architectures flexibles et évolutives, sur des technologies ouvertes, auditées, interopérables.
L’Autonomie Numérique Stratégique ne repose pas sur le contrôle de tout, mais sur la capacité à orienter ses choix, à réduire les risques, à rester libre dans un monde numérique mouvant. Elle permet de construire une stratégie solide sans se couper du reste du monde. Elle repose moins sur la fermeture que sur l’agilité, moins sur la possession que sur la compréhension.
Souveraineté rêvée ou autonomie maîtrisée ?
La souveraineté numérique est un objectif séduisant, mais difficilement atteignable dans les faits pour les entreprises. Elle repose souvent sur une vision symbolique, plus politique que opérationnelle. À l’inverse, l’Autonomie Numérique Stratégique offre une perspective concrète, applicable, adaptée aux réalités des entreprises. Elle permet de garder la main sans tout verrouiller, de coopérer sans se soumettre, d’avancer avec maîtrise plutôt que de se figer dans une posture.
Dans un monde numérique de plus en plus complexe, ce n’est pas le mythe du contrôle absolu qui permet d’agir, mais la capacité à gouverner ses dépendances.
Et cela fait toute la différence.
Les principes clés de l’autonomie numérique stratégique
Plutôt que de poursuivre une souveraineté absolue et illusoire, les entreprises doivent s’appuyer sur des actions concrètes pour renforcer leur autonomie. Cela passe par plusieurs principes essentiels :
- Accepter que la souveraineté numérique est une illusion pour les entreprises : les interdépendances technologiques sont une réalité incontournable.
- Privilégier l’Autonomie Numérique Stratégique comme approche pragmatique, permettant de garder la maîtrise sans chercher un isolement impossible.
- Comprendre et gérer ses dépendances plutôt que d’espérer les éliminer : l’anticipation et la réversibilité doivent guider les choix technologiques.
- Garantir l’interopérabilité, la portabilité et la réversibilité des systèmes pour éviter tout verrouillage technologique (lock-in).
- Maîtriser la relation avec les fournisseurs, en diversifiant les sources critiques et en encadrant contractuellement les conditions d’usage et de sortie.
- Adopter des environnements sécurisés et certifiés, en fonction des enjeux spécifiques liés aux données et aux services exploités.
- S’appuyer sur le logiciel libre pour bénéficier de briques technologiques transparentes, auditables et indépendantes des modèles propriétaires.
- Dépasser la vision nationaliste de la souveraineté : ce qui importe, c’est la capacité à contrôler et reprendre la main sur les technologies critiques, indépendamment de leur origine.
- Transformer l’interdépendance en atout, en la gouvernant intelligemment plutôt qu’en la subissant.
- Passer de la théorie à l’action, en concentrant les efforts sur la maîtrise des données, le développement des compétences et l’adoption de technologies ouvertes et flexibles.
Loin d’un modèle rigide et idéalisé, l’Autonomie Numérique Stratégique offre une voie réaliste et efficace, permettant aux entreprises de se protéger, d’innover et d’évoluer dans un monde numérique en perpétuel mouvement.